Après sa rencontre avec Zephyra, la mémoire de Zélie était de nouveau intacte. Elle se souvenait parfaitement d'où elle venait et où elle se rendait.

Dans cette forêt mystique, elle avait déjà fait une première rencontre presque aussi mémorable : les Maîtres Bardes lui avaient confié une mission, un genre de quête d'initiation, afin de prouver qu'elle était digne de rejoindre leur ordre. Toute enthousiaste et déterminée qu'elle était à remplir sa tâche, Zélie avait dégringolé le long de la pente abrupte d'une petite combe alors qu'elle s'était mise en route pour Lysandre. Heureusement pour elle, la déesse des vents était venue à son secours et l'avait remise sur la voie de son périple initiatique.

C'était la première fois que Zélie visitait la capitale. Un étrange sentiment la submergea alors qu'elle parcourait les rues de la ville. Pour la première fois de sa vie, elle se sentait étrangère à tout. Aucun visage ne lui était familier, aucun carrefour, aucune boutique, aucun mendiant. Elle découvrait absolument tout. Il y avait de quoi être un peu effrayée de se sentir si seule au milieu de tant de gens mais, très vite, son aptitude à l'émerveillement repris le dessus.

Flâneuse, Zélie prit le temps d'observer chaque chose qui attirait son attention ; ici un vieux charlatan aux mains agiles qui proposait des parties de bonneteau, là un groupe de gamins jouaient à celui qui tiendrait le plus longtemps en marchant sur les mains ou encore un bonimenteur s'égosillant pour venter les mérites de lotions miraculeuses. Quand, enfin, son oreille aiguisée perçut au loin un son qu'elle attendait : celui d'une mélodie. Il provenait d'une grande rue passante. Une jeune ork grattait sur un vieux luth accompagnant les notes d'une voix profonde et éraillée. Zélie s'arrêta devant la musicienne. Si la musique était entraînante, le chant était suppliant. Une chanson d'amour, un amour déçu. Celui d'une jeune âme qui se lamentait sur son amant qui l'avait abandonnée. Émue, Zélie déposa trois pièce d'or dans la petite panière d'osier de la chanteuse qui lui adressa un sourire.

- Ta voix est très belle, pleine d'émotion ! Je suis sûre que c'est toi qui as écrit la chanson ! s'exclama-t-elle dans un large sourire.

- Ouais m'dame, celle-là elle est de moi !

- C'est très beau ce que tu chantes, j'espère que tu continueras à écrire ! Dis-moi, je cherche une taverne qui s'appelle "La Puce à l'Oreille". Tu pourrais m'indiquer le chemin ?

- Ah c'est pour l'concours ? Bien sûr que je connais la Puce ! Faut que tu continues à suivre la grand'rue puis au deuxième carrefour, tu prends à droite après ce s'ra la deuxième sur ta gauche !

- Parfait ! Merci à toi ma belle ! Si tu as envie de venir faire un tour, je te paierai un coup un boire !

L'ork adressa un sourire entendu à Zélie en hochant la tête.

- Ça marche, m'dame ! Bonne chance pour l'concours !

- Tsssss... La chance n'y est pour rien dans ce genre de chose, chère demoiselle ! C'est le talent qui fera la différence ! rétorqua Zélie en faisant une révérence à la musicienne.


Tous les regards étaient braqués sur elle mais Zélie en avait l'habitude. Tout comme elle l'avait l'habitude de faire danser son archet sur les cordes de son instrument. Le lieu semblait habité par l'âme de centaines de bardes qui avaient dû y faire leurs preuve avant elle. Ses pairs la fixaient, certains semblaient encourageants, d'autres exigeants, quelques-uns semblaient las.

Le morceau était un classique, connu et reconnu, entendu encore et encore,  à n'en plus pouvoir. Prendre le cadre de la partition et le briser. Les surprendre ! Jouer les notes longues lorsqu'elles avaient été écrites pour être jouées saccadées. Les saccader lorsqu'elles avaient été faites pour être jouées longues. Prendre le cadre de la partition et le briser, en sortir, s'en libérer.

Zélie avait pris le temps de revêtir sa tenue de scène, la verte qui allait si bien avec sa chevelure flamboyante. Elle s'inclina poliment et l'archet se mit à danser.

Zélie avait commis quelques impairs et, a priori, son public n'était pas tout à fait prêt pour ce genre d'innovations mais des applaudissements se firent néanmoins entendre et la majorité des visages affichaient des sourires polis, quelques-uns avaient même l'air enthousiastes. En son for intérieur la jeune femme était déçue de sa prestation mais elle se forçait à saluer et sourire largement. C'est alors que son regard se posa sur l'un des visages les plus amicaux de la salle. Un visage au teint verdâtre qui lui souriait de toute sa mâchoire prognathe. La jeune ork qu'elle avait croisée peu de temps auparavant, dans la grande rue, avait tenu promesse et se trouvait là, frappant bruyamment dans ses mains puissantes. Zélie lui fit un clin d'œil complice et, portée par ce soutien inopiné, se mit à déclamer :

- Mesdames et messieurs, si vous permettez, j'aimerais remercier ce soir une entité sans laquelle je ne serais pas parvenue jusqu'à vous ce soir... Mesdames et messieurs, s'il vous plaît, laissez-moi vous conter comment une divinité jusqu'ici m'a menée.

Zélie déposa précautionneusement sa vièle à ses pieds puis d'une voix haute et claire se mit à improviser les quelques vers que sa rencontre avec Zephyra lui avait inspirés.

Pendant un instant qui lui sembla une éternité, la salle s'était figée et, soudain, les applaudissements retentirent. Était-ce les mots de Zélie ou la sincérité de son récit, elle n'aurait su le dire mais, cette fois, le public était conquis. Les visages étaient souriants et les regards approbateurs. Ravie de son succès, la jeune femme salua plusieurs fois l'assemblée puis, finit par quitter la scène.

- Bien tenté le coup du morceau ! C'était risqué, mais bien tenté ! Trop avant-gardiste, très chère, beaucoup trop avant-gardiste ! Toutes les oreilles ne sont pas prêtes pour ce genre d'innovations... Mais je suis content que votre petite histoire ait eut plus de succès, après tout, rien ne vaut une bon récit !

Zélie haussa les sourcils en se retournant vers l'elfe qui venait de s'adresser à elle. Sa tenue était de très belle facture, ses longs cheveux noirs étaient soigneusement coiffés en demi-queue et le manche d'un luth dépassait de derrière son dos. La jeune femme avait beau le dévisager, ses nobles traits ne lui disaient absolument rien.

- Eh bien, je suis ravie que vous me fassiez part de votre avis aussi sincèrement...

- Suis-je bête ! Nous n'avons pas été présentés !  Je me nomme Thalorin Lindarion, déclara-t-il dans un sourire charmeur.

- Thalorin Lindarion ! C'est vous qui avez composé la Complainte du Coureur de Bois et la chanson du Galant Indiscret et...

- Celle de la Courte Paille. En effet, chère amie, ce sont mes trois plus grands succès, ajouta-t-il sans modestie aucune.

Voyant que son interlocutrice restait bouche bée, il poursuivit.

- Mais je ne suis pas là pour vous entendre vous émerveiller sur mon œuvre, ma chère. Je suis venu vous annoncer que, suite à votre étonnante prestation, nous avons estimé que vous étiez digne de rejoindre notre ordre. Pour offi...

Dans sa joie toute spontanée, Zélie s'était mise à sautiller sur place et lui avait sauté dans les bras en le remerciant chaleureusement. Il la repoussa gentiment d'un air gêné.

- Hum hum... Je suis ravie de voir que la nouvelle vous transporte, très chère, mais je vous en prie, essayez de reprendre contenance, voulez-vous, la sermonna-t-il en passant ses longues mains sur sa tunique. Bien, euh... Où en étais-je ? Ah oui, bien sûr ! Je disais que pour officialiser votre réussite, il vous faut retourner voir nos Maîtres à la clairière. Une fois que vous y serez, une cérémonie d'intronisation aura lieu, nous le nommons le Rite de la Lyre. Après ça, vous serez une Barde itinérante à part entière.

Zélie avait a réussi à "reprendre contenance" et avait poliment écouté l'elfe avant de le remercier mais lorsqu'il prit congé en s'inclinant majestueusement devant elle, elle fila droit sur l'ork pour laisser éclater sa joie. Pendant une bonne partie de la nuit, les deux musiciennes assistèrent aux représentations des autres prétendants en commentant le spectacle. Shenkeh, la nouvelle amie de Zélie, l'invita dans la petite cave qu'elle louait sous l'atelier d'un tailleur afin qu'elle puisse s'y reposer avant de reprendre la route et c'est en promettant de revenir la voir si, d'aventure, elle repassait à Lysandre, que Zélie quitta la capitale.

Cette fois-ci, le trajet jusqu'à la clairière se déroula sans encombre et Zélie se présenta fièrement devant ses pairs et les Maîtres de l'ordre. Le Rite de la Lyre était une cérémonie particulièrement belle et solennelle et, pour la première fois de sa vie, la jeune femme se sentait parfaitement à sa place. Honorée, elle regarda sagement les musiciens faire des offrandes aux Muses en leur demandant leur bénédiction, bercée par les mélodies sans âge jouées par les plus expérimentés.

Lorsque le vénérable Maître de l'ordre lui présenta sa bague, symbole de son appartenance à l'ordre, Zélie sentit les larmes lui monter aux yeux. De sa vie, elle n'avait jamais possédé un objet si beau et si précieux. L'anneau était en or blanc et quatre gemmes de couleurs différentes y étaient serties. Elle devait apprendre un plus plus tard qu'il s'agissait d'un saphir, d'un rubis, d'une émeraude et d'une citrine. Elle eut à peine le temps de se remettre de ses émotions avant de réciter son serment d'un ton cérémonieux.

- Je jure de préserver et de diffuser les histoires et les légendes de notre monde. Je m'engage à inspirer et à éduquer par mon art, à être une voix pour les sans-voix et à garder vivante la mémoire des âges passés. Je promets de servir notre ordre avec passion et dévouement.

On la guida enfin vers une vieille femme à laquelle elle tendit son poignet gauche. La vieille lui adressa un sourire réconfortant et une regard bienveillant avant de commencer à lui percer la peau de ses aiguilles. Zélie n'en menait pas large mais elle affronta cette dernière épreuve courageusement. Le résultat était magnifique. A l'intérieur du poignet, elle portait désormais un petit tatouage représentant une lyre argentée.

Pendant de longues heures, dans la clairière où les branches des grands arbres se mouvaient gracieusement, comme s'ils participaient eux aussi aux festivités, la musique et les chants retentirent pour célébrer l'éveil de la nouvelle apprentie de l'ordre des Bardes itinérants.